VII
PEUT-ÊTRE SA PLUS GRANDE VICTOIRE
Bolitho leva la carte pliée et essaya de lire à la lumière faiblarde du soleil. Il aurait aimé disposer de plus de temps pour l’étudier au calme, dans la petite chambre de la goélette, mais chaque seconde comptait. Tout s’était passé si brusquement… Et, lorsqu’il releva la tête de l’habitacle où la rose dansait, il aperçut la vaste rade qui s’ouvrait devant ses yeux, tel un énorme amphithéâtre. A cette distance, les nombreux bâtiments au mouillage paraissaient comme serrés les uns contre les autres près de la forteresse centrale. Il distingua ensuite la côte, avec ses maisons blanches et l’amorce de la route en lacet qui s’enfonçait dans les terres. Les montagnes étaient éclairées par le soleil et leurs formes bleu-gris se recouvraient à l’infini, jusqu’à ce que, noyées dans la brume, elles se confondissent avec le ciel.
Il se concentra pendant de longues secondes sur le gros vaisseau espagnol. Il avait à peu près la taille de l’Hypérion. Cela avait dû prendre un mois ou même davantage de le charger de l’or et de l’argent arrivés de l’intérieur des terres sur des mules ou dans des chariots, sous la surveillance de soldats postés tous les milles.
Dès lors, le lieutenant de vaisseau Dalmaine pouvait ouvrir le feu d’un moment à l’autre sur la batterie, avant que le soleil commençât à éclairer et à trahir le Thor au mouillage.
Il détourna les yeux pour examiner le pont de la goélette. La plupart des marins de la Spica étaient assis là, le dos appuyé contre le pavois, le regard rivé sur les marins britanniques. Pas besoin de se demander pourquoi ils avaient opposé si peu de résistance. Lorsque l’on voyait les chemises nettes des Suédois, les hommes de l’Hypérion ressemblaient à des pirates. Il aperçut Dacie, le second maître bosco, la tête penchée pour garder à l’œil ses hommes et le patron de la Spica. Dacie portait un bandeau qui cachait une orbite vide et lui donnait assez méchante apparence. Parris avait parfaitement raison de lui faire confiance à ce point. Près de la barre, Skilton, l’un des aides-pilotes de l’Hypérion, était le seul à avoir l’air à peu près en uniforme avec son manteau familier et son cordon de sifflet.
Même Jenour, suivant en cela l’exemple donné par son amiral, s’était défait de son manteau et de sa coiffure. Il portait le sabre qui lui venait de ses parents, une belle lame bleutée d’acier allemand.
Bolitho essaya de se détendre un peu et examina le vaisseau espagnol. Qu’il était loin de l’Amirauté et de l’ambiance feutrée dans laquelle il discutait ses plans avec une délicatesse digne d’une réunion aux Lloyds.
Il se tourna vers Parris : en chemise, déboutonné jusqu’à la ceinture, il avait ses cheveux sombres qui volaient au vent. Il se demanda si les soupçons de Haven se justifiaient. Ce qui était sûr, c’est qu’une femme pouvait le préférer à son insipide commandant.
Une mouette plongea au-dessus du hunier, et ses criaillements se confondirent avec l’appel d’une trompette dans le lointain. A terre comme à bord, des hommes se levaient, les coqs s’activaient avec leurs ustensiles et leurs poêles.
De l’autre côté du pont, Parris se tourna vers lui avec un grand sourire.
— Le branle-bas va être rude, sir Richard !
La détonation qui éclata les surprit tout de même. On eût dit un double coup de tonnerre qui roulait en échos à la surface de l’eau avant d’être réfléchi par la terre, comme lorsqu’on rend le salut.
Francis Inch prenant comme Imrie son premier commandement, une galiote à bombes, telle fut l’image qui s’imposa soudain à Bolitho : il entendait presque le son de sa voix, il revoyait le visage chevalin et le front qui se plissait de concentration lorsque, tout à côté de ses pièces, il évaluait le relèvement des mortiers et observait les points d’impact : « Montez-moi la hausse de ce mortier ! Un poil plus à droite ! Paré ! Feu ! »
Comme pour faire écho à ses souvenirs, les deux mortiers lâchèrent un nouveau coup. Mais ce n’était pas Inch. Il s’en était allé, comme tant d’autres.
Le bruit de la double explosion vint mourir sur le flanc du navire et Bolitho serra un peu plus fort la poignée de son sabre. Des pavillons montaient au mât de l’imposante forteresse espagnole. A présent, ils étaient réveillés et bien réveillés.
— Faites le signal de reconnaissance, monsieur Hazlewood !
Les deux pavillons se déployèrent avant de claquer dans le vent. Ils ne souhaitaient plus qu’une chose : voir mollir ce vent et rester encalminés. Parris cria :
— Allez, remuez-vous, tas de fainéants ! Agitez les bras, mettez-vous à l’arrière, bon sang !
Et il éclata d’un gros rire en voyant quelques marins se livrer à des pitreries sur le pont.
Bolitho lui fit signe :
— Voilà du bon boulot ! Normalement, nous essayons d’échapper aux horreurs de la guerre, non ?
Il déplia une lunette et la pointa sur le vaisseau à l’ancre. Un peu plus loin, à une demi-encablure environ, on en distinguait un second, plus petit sans doute que la Ville-de-Séville, mais sans doute chargé de suffisamment de trésors pour subvenir aux besoins d’une armée pendant plusieurs mois.
Parris l’appela :
— Il a mis à poste ses filets d’abordage, sir Richard !
Il hocha la tête.
— Modifiez la route et faites cap sur son avant !
Ils donneraient ainsi l’impression de se diriger vers la forteresse pour y chercher refuge.
— La barre dessous, amiral !
Bolitho s’accrocha à un hauban. Les voiles battaient dans un fracas de tonnerre et la goélette remontait dans le lit du vent. Elle répondait bien. Il fit une grimace en entendant les départs des mortiers. Pourtant, la batterie côtière se taisait toujours. On aurait dit que les premiers coups avaient fait leur œuvre, les énormes boulets ayant explosé en semant des gerbes meurtrières de métal et de mitraille.
Il y avait énormément de fumée sur leur arrière, un peu de brume également, si bien que les récifs au milieu desquels ils s’étaient frayé un passage vers le mouillage avaient totalement disparu. Cela pourrait gêner l’arrivée du Thor, mais le mettrait au moins à l’abri de la batterie. Il ordonna :
— Monsieur Parris, dites aux hommes de rester cachés !
Jenour gardait les yeux rivés sur lui, gravant dans sa tête tout ce qu’il voyait, éprouvant peut-être la peur pour la première fois de sa vie. Quelqu’un signala :
— Canot de rade par tribord avant, amiral !
Bolitho fit pivoter sa lunette et distingua la forme sombre qui émergeait de derrière le tableau d’un bâtiment marchand.
Quelques minutes plus tôt, tous ces gens ne pensaient qu’à leur lit, le temps peut-être d’avaler un peu de vin au soleil, et puis la chaleur les conduirait doucement vers leur sieste.
Il aperçut des avirons peints en rouge vif qui battaient en cadence pour faire effectuer à la longue embarcation un virage serré.
Un peu plus loin, il vit la silhouette d’une frégate espagnole dont les mâts ressemblaient à des poteaux nus. Elle était sans doute en carénage ou encore, comme Le Tenace, subissait des réparations après quelque violente tempête dans la mer des Antilles.
— Deux quarts de mieux sur tribord, monsieur Parris !
Bolitho tentait de stabiliser son instrument, car le pont se remettait à tanguer. On entendait des sonneries de trompette de plus en plus nombreuses : c’était dans la nouvelle forteresse sans doute. Il imaginait les canonniers éberlués qui couraient à leurs postes, totalement ignorants de ce qui se passait.
Des explosions, sans doute, mais rien n’était évident, sauf peut-être l’apparition de cette goélette suédoise qui, à en juger d’après les apparences, venait se réfugier là en toute hâte. Pas de flotte ennemie, pas de coup de main sur leurs arrières, sans compter que l’autre forteresse aurait fait son affaire au premier imbécile qui aurait eu l’impudence de tenter pareille aventure.
Le bâton de foc se mit à pivoter, jusqu’à sembler empaler le gaillard d’avant du galion qui se trouvait pourtant encore à une encablure. Le canot de rade se dirigeait sur eux sans se presser, avec un officier debout qui essayait de percer la fumée et la brume.
— Faites passer la consigne, ordonna Bolitho. Ce canot de rade va venir s’intercaler entre nous deux. Faites sémillant de réduire la toile.
— Nous allons vraiment réduire, sir Richard ? demanda Jenour.
— Je ne pense pas, lui répondit Bolitho en souriant.
Une risée soudaine gonfla le hunier, et une manœuvre céda au-dessus du pont en claquant comme un coup de pistolet.
Dacie, l’impressionnant second maître pilote, houspilla un marin :
— En haut, toi ! Va voir.
Cela n’avait duré qu’une seconde et, pendant que Dacie regardait ce qui se passait dans les hauts, le capitaine suédois plongeait en avant pour se saisir du mousquet d’un des marins accroupis là. Visant par-dessus le pavois, il tira dans la direction du canot de rade. Bolitho voyait encore la fumée du mousquet s’évanouir au vent que le patron s’écroulait sur le pont, abattu par un des hommes du détachement d’abordage.
Le canot de rade nageait à scier, frénétiquement, les pales transformaient la mer en bouillonnement d’écume. Il n’y avait pas de temps à perdre.
Bolitho cria :
— Coulez-le ! Et vivement !
Il n’entendait plus les cris, le départ d’un mousquet isolé, la goélette virait, elle se jeta sur le canot comme une galère troyenne.
Il eut l’impression qu’ils heurtaient un rocher, des avirons et des débris de pontage flottaient le long du bord. Des hommes coulaient, leurs cris se perdirent dans le bruit du vent et le fracas de la toile.
Le galion semblait grandir au-dessus d’eux ; des silhouettes isolées qui, une seconde plus tôt, regardaient, tétanisées, dans la direction des explosions, couraient sur les passavants, tandis que d’autres montraient du doigt la goélette qui fonçait sur eux ou faisaient de grands gestes.
— Paré à l’abordage !
Bolitho serra son sabre et assura la dragonne autour de son poignet. Il oubliait le danger, il oubliait même la crainte de se faire trahir par sa vue. Ils n’étaient plus qu’à une demi-encablure.
— La barre dessous ! A carguer le hunier !
Quelques balles sifflèrent au-dessus d’eux, un projectile arracha du pont un écli qui ressemblait à une plume d’oie.
— Ne tirez pas !
Parris courut à l’avant, les yeux plissés pour se protéger de la lumière. Ses hommes se rassemblaient près du point d’impact probable.
— Cessez le feu !
Bolitho distinguait des filets d’abordage qui pendaient, les visages d’hommes qui observaient la goélette à travers les mailles. Il aperçut une silhouette solitaire, un marin rechargeait son mousquet, les jambes enlacées autour d’un hauban de misaine.
A peu près à mi-hauteur de la coque, un sabord s’ouvrit sur la muraille, comme un homme qui s’éveille lève une paupière.
Et il vit alors la gueule du canon, puis, quelques secondes plus tard, une longue flamme orangée suivie par le fracas terrible de l’explosion. C’était un acte désespéré, rien de mieux. Le boulet alla se perdre dans l’eau tel un dauphin furieux.
Comme ils venaient de libérer la dernière voile, le boute-hors de la Spica s’enfonça dans le gréement bâbord de l’espagnol, avant d’exploser en mille morceaux. Des cordages rompus, des poulies dégringolèrent sur le gaillard, et les deux vaisseaux se heurtèrent violemment dans un choc gigantesque. Le mât de hune de la Spica s’effondra à son tour comme une branche morte, les hommes couraient au milieu de la toile déchirée et des manœuvres désormais inutiles, insensibles à tout sauf à leur soif de monter à l’abordage.
— Les pierriers !
Bolitho poussa l’aspirant de côté lorsque le pierrier le plus proche recula dans sa fourche, projetant une volée de mitraille sur la guibre de l’autre bâtiment. Des hommes tombèrent à la mer en se débattant, mais leurs cris se perdirent dans le vacarme lorsque Parris ordonna aux six-livres de renforcer encore le feu.
Allday se mit à courir à côté de Bolitho, qui sautait par-dessus le pavois, son sabre pendu au bout de sa dragonne. Il leur aurait été impossible de tenter la chose par l’arrière. Le haut château de poupe, imposante construction de sculptures dorées, s’élevait au-dessus de son reflet comme une falaise décorée.
Mais le gaillard d’avant n’offrait pas le même spectacle. Passant par-dessus la guibre, quelques hommes commencèrent à sabrer tout ce qui leur résistait, tandis que d’autres se taillaient un chemin jusqu’aux filets.
Une pique surgit à travers un repli comme la langue d’un serpent, et l’un des hommes de Parris s’affaissa, les mains cramponnées sur son ventre, le regard horrifié, avant de tomber à la mer.
Un autre tourna la tête pour le regarder puis émit une sorte de gargouillis. Une pique le frappa, ressortit, pénétra une nouvelle fois. La pointe était entrée dans sa gorge avant de ressortir sous la nuque.
Mais Dacie et quelques-uns de ses hommes avaient atteint le pont. Ils s’arrêtèrent un instant pour lâcher quelques balles sur leurs adversaires avant de tailler dans les filets qui étaient encore à poste. Bolitho sentit quelqu’un lui saisir le poignet, et le haler à travers un trou dans les mailles. Un homme s’effondra contre lui, les yeux hagards. Une balle venait de le frapper à la poitrine avec la force d’un coup de marteau.
— A moi, ceux de l’Hypérion !
Parris agitait son sabre à grands moulinets et Bolitho vit qu’il ruisselait de sang.
— Au passavant tribord !
Les balles miaulaient et frappaient au-dessus d’eux, deux hommes tombèrent encore, gémissant et se tortillant sur le pont en y laissant des traces sanglantes.
Mais Bolitho détourna vite les yeux : deux pierriers venaient de ravager la haute poupe de l’espagnol, hachant menu une poignée d’hommes qui y avaient surgi comme un diable hors d’une boîte. En dépit de la rapidité de la scène, il avait pu noter que les hommes étaient à peine habillés, voire nus pour certains. Sans doute quelques officiers que l’attaque avait brutalement sortis de leurs lits.
Les hommes de Parris avaient pris pied sur le passavant tribord et y avaient transbordé un pierrier qu’on avait pointé vers le bas, en direction d’un panneau de descente. Leurs adversaires les observaient, de plus en plus nombreux.
Le reste du détachement avait déjà quitté la petite goélette, et Bolitho entendit le bruit des haches : les Suédois avaient saisi l’occasion pour se dégager du galion, embarquant au passage les chaloupes de l’Hypérion.
Dacie brandissait sa hache d’abordage :
— Et maintenant, à vous, bande de salopards !
Les marins étaient fixés, pour lors : ils n’avaient plus d’autre recours que la victoire ou la mort. Après ce qu’ils venaient de leur infliger, les Espagnols ne feraient pas quartier.
Bolitho s’arrêta sur le passavant. La fumée lui tirait des larmes et transformait ses marins en taches floues. Il y en avait deux près de la grande roue double, d’autres se précipitaient dans la mâture pour libérer les huniers, Dacie était parti à l’avant couper le gros câble.
Des coups de feu claquaient des écoutilles, immédiatement suivis par la réplique des pierriers, pendant que les boîtes à mitraille fauchaient les hommes entassés dans les échelles de descente, les transformant en une bouillie informe et sanglante. Un Espagnol, sorti de nulle part, faucha d’un grand coup de sabre un marin qui se tenait à quatre pattes et avait déjà subi de graves blessures lors de la première affaire.
Bolitho aperçut le jeune aspirant, Hazlewood, qui fixait cet homme au regard exorbité ; ce dernier serrait convulsivement son poignard dans sa main, et l’autre lui fonçait dessus.
Allday s’avança entre Bolitho et l’Espagnol en criant d’une voix rauque :
— Viens donc voir par ici, matelot !
Il aurait pu tout aussi bien s’adresser à un petit chien. L’Espagnol hésita une seconde, brandit son sabre, mais vit trop tard le danger. Le lourd coutelas d’Allday le frappa au cou avec une force telle qu’il aurait pu aussi bien le décapiter. L’homme chancela, et, tandis que son sabre lui glissait des mains, Allday lui porta un second coup.
— Faudra vous trouver une lame digne de ce nom, monsieur Hazlewood ! laissa tomber Allday. Vous n’arriveriez pas à tuer un rat avec ce joujou !
Bolitho courut à l’arrière vers la roue. Les bossoirs commençaient à défiler doucement devant le fort le plus proche. Quelqu’un cria :
— Le câble est coupé !
— A envoyer les huniers ! Allez, tas de racaille, vivement !
Dacie avait levé la tête et son œil unique brillait comme une perle de verre au soleil.
Parris s’essuya la bouche d’un revers de manche.
— Nous faisons route ! Mettez-moi la barre dessous !
Ils entendirent le long du bord des bruits inexpliqués de plongeons et Bolitho aperçut soudain quelques marins espagnols qui tentaient de s’éloigner à la nage. D’autres flottaient là comme des poissons épuisés. Ils avaient dû sauter par les sabords : tout plutôt que subir sur le pont le massacre dont les échos leur étaient parvenus !
L’aspirant Hazlewood marchait en titubant auprès de Bolitho, baissant les yeux de crainte de tomber sur quelque horrible spectacle. Des cadavres gisaient près des dalots, fauchés par les six-livres chargés à la double. D’autres s’étaient fait tuer en accourant pour repousser les assaillants, lorsque les pierriers avaient dévasté les ponts en y projetant leur mitraille meurtrière.
Un foc se gonfla dans un grand claquement, et le gros vaisseau commença à prendre de Ferre. Cependant il paraissait bien mou, ce qui laissa à penser à Bolitho qu’il était plein à ras bord de sa précieuse cargaison… Mais qu’allait décider le commandant du fort ? Lui tirer dessus ? Ou bien le laisser filer sous son nez ?
Le second galion donnait l’impression de glisser vers eux. Des éclairs jaillirent de ses hunes, mais, à pareille distance, toucher l’un des gabiers de l’Hypérion ou l’un de ceux qui se tenaient près de la barre aurait relevé du miracle.
— Passez-moi une lunette ! cria Bolitho.
Hazlewood lui tendit maladroitement la sienne, tout empêtré. Ses lèvres tremblaient au spectacle des taches de sang rouge vif qui souillaient son pantalon. Il avait frôlé la mort lorsque Allday avait abattu cet homme d’un coup de couteau.
Bolitho prit la lunette qu’il lui tendait et la pointa sur l’autre bâtiment. Il se trouvait placé entre eux et le fort. Une fois qu’il aurait dégagé, la forteresse aurait le champ libre.
Si je commandais là-bas, j’ouvrirais le feu. Avoir perdu ce premier galion était déjà assez grave. Ne rien faire pour l’empêcher de s’échapper ne laissait guère d’espoir d’éviter la colère du capitaine général qui commandait à Caracas.
Il entendit des cris de joie, et Parris s’exclama :
— Mon Dieu, voilà Imrie !
Le Thor portait toute la toile qu’il avait pu établir, et ses voiles le transformaient en une haute pyramide dorée par le soleil levant. L’ensemble de ses caronades au museau écrasé était en batterie et pointait comme une rangée d’incisives le long de sa sombre muraille noire. Les peintures s’éclairèrent plus violemment lorsque, mettant la barre dessous, le vaisseau commença à virer pour pointer sur les deux galions. A côté de la Ville-de-Séville qui avançait toujours aussi lentement, le Thor donnait l’impression de se déplacer comme une frégate.
La chose avait dû prendre tout le monde par surprise, non seulement les gens des forts mais encore tous ceux qui se trouvaient à terre. Ils avaient vu d’abord apparaître la goélette suédoise, et voilà que semblait sortir de leurs eaux, donc de ce qui était leur territoire, terriblement bien défendu, un bâtiment de guerre. Bolitho eut une pensée pour le capitaine de vaisseau Price : il aurait dû être parmi eux.
— Signalez au Thor d’attaquer le second galion.
Ils s’étaient mis d’accord sur cette possibilité, mais en imaginant d’attaquer avec les embarcations. Bolitho jeta un coup d’œil au pont taché de sang, jonché de cadavres et de blessés qui gémissaient. S’ils n’étaient pas tombés par hasard sur cette goélette, ils auraient fort probablement échoué dans leur tentative.
Bolitho fit légèrement pivoter sa lunette jusqu’aux minuscules silhouettes qui se pressaient sur les passavants de l’autre bâtiment. Le soleil jetait des éclairs sur les piques d’abordage et les baïonnettes. Ils s’attendaient à voir le Thor tenter l’abordage, mais cette fois-ci, ils étaient prêts à l’accueillir. Lorsqu’ils comprirent enfin les intentions d’Imrie, il était trop tard. Une trompette sonna et Bolitho entendit des trilles de sifflet. Les silhouettes s’étaient mises à courir, les hommes se rentraient dedans comme à la renverse de la marée.
Avec ce que l’on aurait pu prendre pour de la délicatesse, compte tenu de sa structure massive, le Thor fit le tour de l’arrière puis, dans le grondement terrible caractéristique des gros « écrabouilleurs », les caronades lâchèrent posément leur bordée, une pièce après l’autre, tandis que le Thor passait devant le tableau sans défense.
La poupe et le tableau avaient l’air de cracher de l’or : les superbes sculptures s’écrasèrent dans la mer ou montèrent haut dans le ciel. Lorsqu’une risée commença à dissiper la fumée, Bolitho se rendit compte que toute la poupe, éventrée, n’était plus qu’un gouffre noir et béant.
Les énormes charges avaient dû balayer les ponts de bout en bout sous un déluge de fer ; tous ceux qui se trouvaient là avaient probablement été massacrés.
Le Thor commença à virer, et quelqu’un réussit à trancher le câble, mais il revint sur sa proie et réussit à tirer une seconde bordée avec son autre batterie.
Il y avait de la fumée partout, les hommes pris au piège sous les pieds de Bolitho devaient s’attendre à connaître le même sort. Le mât d’artimon et le grand mât du second galion s’étaient effondrés le long du bord dans un énorme fouillis, les manœuvres répandues sur le pont et dans l’eau comme un tas d’algues sales.
Bolitho s’éclaircit la gorge. On se serait cru dans un four.
— Envoyez la voile de misaine, monsieur Parris – et, s’agrippant à l’épaule de l’aspirant, qu’il sentit sursauter comme s’il avait été touché : Signalez au Thor de se rapprocher, dit-il.
Il garda sa prise quelques secondes avant d’ajouter :
— Vous vous êtes fort bien conduit.
Il sentait peser sur lui les regards des hommes postés à la barre, visages noircis et pieds nus, leurs coutelas dégainés à peine secs du sang répandu.
— Vous avez tous été magnifiques !
La grand-voile jaillit et commença à se gonfler, le pont s’inclina légèrement, et un cadavre dévala jusqu’aux dalots, comme s’il avait seulement feint jusque-là d’être mort.
Il aperçut Jenour sur le pont principal. Deux marins en armes surveillaient un panneau grand ouvert, mais il était impossible de savoir combien de leurs ennemis se trouvaient à bord. Jenour sembla se rendre compte qu’il l’observait et leva son beau sabre. Son geste ressemblait à un salut. Comme le jeune Hazlewood, qui n’avait que treize ans, lui aussi voyait sans doute le sang couler pour la première fois.
— Le Thor a fait l’aperçu, amiral !
Bolitho s’apprêtait à remettre son sabre au fourreau lors qu’il se souvint qu’il s’en était débarrassé au début du combat. Il était resté à bord de la petite goélette qui s’évanouissait à présent dans la brunie, comme un lointain souvenir.
— En route nordet-quart-est, amiral !
Le large s’ouvrait devant eux, la mer prenait des teintes de bleu laiteux dans la lumière du petit jour. Les hommes poussaient des cris de joie, encore tout étonnés de ce qu’ils avaient accompli.
Parris arborait un large sourire. Il prit la main de l’aide-pilote et la serra si fort que l’homme étouffa une grimace.
— Il est à nous, monsieur Skilton ! Dieu de Dieu, on a réussi à le prendre à leur nez et à leur barbe !
Skilton fit la moue :
— On n’est pas encore rentrés au port, monsieur !
Bolitho reprit sa lunette. Elle pesait comme du plomb. Pourtant, cela ne faisait pas une heure qu’ils s’étaient rués sur le galion à l’ancre.
Il aperçut une nuée de petites embarcations qui se détachaient de la terre. Un brick mettait à la voile pour les rejoindre, ils se dirigeaient tous vers le galion endommagé. La dernière bordée avait dû l’ouvrir en deux comme une coque de noix, songea-t-il tristement. Ils allaient sans doute faire appel à tous leurs moyens et à tous les hommes disponibles pour tenter de sauver ce qu’ils pouvaient sauver, tant qu’il n’était pas encore perdu corps et biens. L’avoir sacrifié en valait la peine. Tenter de s’emparer des deux galions aurait sans doute signifié les perdre tous deux. L’aide-bosco avait sans doute raison sur un point : il leur restait encore bien de la route à faire.
Il laissa tomber son sabre sur le pont et le contempla : il était désormais inutile, comme le poignard de cet aspirant. On ne savait jamais de quoi on aurait vraiment besoin avant de partir au combat.
Il arrêta un instant ses pensées sur ce qu’il éprouvait et leva les yeux vers le grand hunier qui prenait le vent.
Le désir de mourir ? Il n’avait pas ressenti la moindre peur, pas pour lui en tout cas. Il jeta un œil aux hommes ruisselants de sueur qui se laissaient glisser le long des haubans pour se ruer à d’autres tâches qui les attendaient. Il leur aurait fallu une centaine d’hommes pour s’occuper des bras et des drisses.
Ils lui faisaient confiance : c’était là sans doute sa plus grande victoire.
Bolitho prit sa tasse de café, la reposa. Elle était vide. Voilà une chose qu’Ozzard n’aurait jamais permise dans ce genre de circonstances. Il se frotta lentement l’œil d’un geste las et examina la chambre richement décorée, un vrai palais à côté de ce que l’on trouvait d’ordinaire à bord d’un vaisseau de guerre. Il ébaucha un sourire : même lorsqu’on était vice-amiral.
L’après-midi était bien entamé. Il savait que, s’il avait encore eu la force de monter sur le pont puis de grimper jusqu’à la hune, il aurait pu apercevoir la côte. Mais, dans leur situation, la vitesse importait autant que la distance. Le vent restait stable au noroît, il voulait avant tout profiter du moindre bout de toile que le bâtiment était capable de porter. Il avait eu un bref entretien assez désagréable avec le capitaine, homme plutôt arrogant à la barbe grisonnante. Il faisait penser à l’un de ces anciens conquistadores. Il avait du mal à savoir ce qui irritait le plus cet Espagnol : s’être laissé prendre son bâtiment sous les canons de la forteresse, ou devoir se soumettre à l’interrogatoire d’un homme à qui vous n’auriez pas donné deux sous, avec sa chemise sale et son pantalon noir de fumée, et qui prétendait être un officier général anglais. Il avait l’air de considérer que le plan de Bolitho, ramener le navire dans des eaux amies, était insensé. Lorsqu’il comprit enfin, il lâcha dans son anglais, que rendait bizarre l’absence de tout accent tonique, que l’issue de cette tentative était inexorable. Bolitho avait mis un terme à leur entretien en lui disant d’une voix calme :
— Je n’en attends aucune, il suffit de voir comment vous traitez vos propres hommes, comme des animaux.
Il entendit Parris qui criait des ordres à un marin perché dans le mât d’artimon. Il paraissait fatigué, mais ne trouvait pas indigne de se jeter lui-même de tout son poids sur un bras ou sur une drisse comme ses hommes. Il avait bien fait de le choisir.
Le Thor avait pris poste entre le gros galion et la terre. Ses hommes étaient sans doute tout aussi surpris de leur victoire que les siens. Mais, si important qu’il eût été, ce succès avait eu son prix et engendrait la tristesse qui succède à toute bataille.
Le lieutenant de vaisseau Dalmaine était mort alors même que le Thor récupérait les rescapés de l’allège remplie d’eau. Il avait fallu abandonner les deux mortiers, et la quille de l’allège s’était presque brisée sous les effets du recul. Dalmaine avait surveillé le sauvetage de ses hommes avant de retourner à son bord, sans doute pour y récupérer quelque chose. Mais l’allège avait coulé brusquement, entraînant au fond Dalmaine et ses mortiers bien-aimés.
L’attaque leur avait coûté quatre morts et trois blessés dans un état grave. Parmi ceux-ci, le marin du nom de Laker, qui avait perdu un œil et un bras d’un coup de mousquet tiré à bout portant. Bolitho avait vu Parris s’agenouiller près de lui et entendu l’homme murmurer :
— Vaut encore mieux ça que de se faire fouetter, hein, monsieur ? – et, avec un effort pour saisir la main de l’officier : J’aurais pas aimé, souffla-t-il, me faire enfiler la chemise à carreaux sur la coupée, surtout pour faire plaisir à c’gugusse…
Il faisait sans doute allusion à Haven. S’ils retrouvaient l’Hypérion sans trop tarder, le chirurgien pourrait peut-être encore le sauver.
Bolitho songea aux cales qui se trouvaient sous ses pieds, bien loin en bas. Des caisses et des coffres remplis de lingots d’or et d’argent. Des crucifix enrichis de pierres précieuses, des bijoux en tout genre – le spectacle qu’il avait découvert en compagnie d’Allday qui tenait une lanterne et qui ne l’avait pas quitté d’une semelle.
Il se disait qu’ils avaient eu une chance insensée. Le capitaine espagnol avait laissé échapper un renseignement : une compagnie de soldats devait embarquer le matin même pour escorter le trésor jusqu’à son déchargement dans les eaux espagnoles. S’ils avaient eu affaire à une compagnie d’hommes disciplinés, leur attaque aurait piteusement échoué.
Il eut une pensée pour la petite goélette, la Spica, pour son patron qui avait essayé de donner l’alarme. La haine, la rage de s’être laissé prendre d’abordage, la peur des représailles, il y avait un peu de tout cela pour expliquer son attitude. Mais il avait réussi à préserver son navire, et les Espagnols n’allaient pas s’amuser à dérouter quelques vaisseaux pour l’escorter dans des eaux plus sûres, ainsi qu’il l’espérait. Non seulement cela, mais rien ne les empêchait de le mettre en cause. Une chose était sûre : neutre ou pas, on ne le prendrait plus à faire affaire avec l’ennemi.
Il se laissa aller à un bâillement prolongé et tâta la cicatrice dissimulée sous ses cheveux. Le gros bosco de l’Hypérion, Samuel Lintott, allait s’empétarder pour de bon quand il saurait qu’ils avaient perdu le canot et deux chaloupes. Mais la perspective de toucher sa part de prise le calmerait vite. Bolitho essaya d’empêcher sa tête de ballotter en tous sens. Il ne savait même plus depuis combien de temps il avait réussi à dormir sans être dérangé.
Ce bâtiment et sa précieuse cargaison ne prendraient toute leur valeur qu’à la City de Londres et, naturellement, lorsque Sa Majesté britannique apprendrait la nouvelle. Bolitho sourit tout seul. Le roi, qui n’avait même pas réussi à se souvenir de son nom lorsqu’il l’avait frappé du plat de l’épée. Ce genre de chose représentait peut-être bien peu pour ceux qui possédaient tant.
Mais il savait que son épuisement expliquait toutes ces pensées vagabondes qui le prenaient.
Il existe bien d’autres façons de faire la guerre que celle qui consiste à abreuver de sang la bouche des canons. Aucune pourtant ne le satisfaisait, cela lui laissait un goût d’inachevé. Seule la fierté le soutenait. Fierté chez ses hommes, chez des gens comme Dalmaine, qui avait fait passer le salut de ses marins avant toute chose. Et ce Laker, qui s’était battu au coude-à-coude avec ses camarades, uniquement parce que cela avait beaucoup plus de valeur pour lui comme pour eux qu’un pavillon ou une cause à défendre.
Il se laissa aller à rêver de l’Angleterre, se demandant à quoi Belinda occupait ses journées à Londres. Mais, de même qu’une image se brouille à travers la lentille maculée de sel d’une lunette, il ne parvenait pas à faire le point et finit par éprouver un vague sentiment de culpabilité.
Il tourna ses pensées vers le vicomte Somervell, sachant très bien que ce n’était qu’une lâche ruse pour rêver à Catherine. Allaient-ils quitter les Antilles, maintenant que le trésor, ou du moins le plus gros du trésor, était entre leurs mains ?
Sa tête tomba sur son avant-bras et il sursauta, comprenant d’un seul coup, et qu’il s’était assoupi sur sa table, et que la vigie venait de héler le pont.
Il entendit Parris qui criait quelque chose et se mit immédiatement debout, les yeux tournés vers la claire-voie. La vigie appelait encore.
— Ohé, du pont ! Deux voiles dans le noroît !
Bolitho emprunta les coursives, franchit des portes qu’il ne connaissait pas. Il examina au passage les chambres désertes. Avec l’équipage-croupion confiné en bas et placé dans la double impossibilité, et de tenter de se réapproprier le bâtiment et de causer à la coque des dommages sans exposer sa propre vie, le galion ressemblait à un vaisseau fantôme. Tous les hommes de l’Hypérion étaient employés à plein temps sur le pont ou dans les hauts, comme des insectes prisonniers d’une gigantesque toile d’araignée. Il remarqua près d’une bibliothèque un portrait, celui d’un Espagnol de noble naissance, et devina qu’il s’agissait du père du capitaine. C’était peut-être comme dans la vieille demeure de Falmouth. Ne possédait-il pas lui aussi plusieurs tableaux qui retraçaient l’histoire de sa famille ?
Il trouva Parris en compagnie de Jenour et de Skilton, l’aide-pilote, regroupés à bâbord. Tous trois pointaient leurs lunettes.
Parris salua en le voyant arriver.
— Rien pour l’instant, sir Richard.
Bolitho leva les yeux vers le ciel, avant de se concentrer sur la ligne d’horizon. On eût dit le sommet d’un barrage dominant le néant. Il ne ferait pas nuit avant plusieurs heures, c’était bien long.
— Peut-être est-ce l’Hypérion, sir Richard ?
Leurs regards se croisèrent. Parris n’en croyait rien.
— Je ne le pense pas, répondit Bolitho. Avec le vent en notre faveur, nous aurions dû établir le contact vers midi.
Il garda toutefois le reste de ses réflexions pour lui, ajoutant seulement :
— Signalez au Thor. Il est bien possible qu’Imrie ne voie pas encore ces voiles.
Cela lui donnait le temps de réfléchir, de faire les cent pas, le menton enfoncé dans sa cravate.
C’était donc l’ennemi. Il lui fallait s’y résoudre. La Ville-de-Séville n’était pas un bâtiment de guerre, elle ne possédait ni l’artillerie ni les capacités d’un vaisseau de la Compagnie des Indes. Avec leurs décors de métal et leurs têtes de bronze grimaçantes, les canons étaient certes impressionnants, mais ne pouvaient guère faire de mal qu’à un pirate ou à un corsaire un tant soit peu téméraire.
Il observa les quelques marins qui se trouvaient là. Le combat avait été rude : leurs camarades avaient été tués ou blessés, mais le seul fait de survivre et l’espoir d’une bonne part de prise suffisaient à leur conserver le moral. Pourtant, le sort changeait une fois encore. C’était miracle s’ils ne s’étaient pas rués à l’arrière comme un seul homme pour s’emparer du trésor. Bolitho et ses deux officiers n’auraient pu y faire grand-chose. La vigie se mit à crier :
— Deux frégates, amiral ! A voir comme ça, c’est des espagnols !
Bolitho essaya de contrôler sa respiration, tous les autres s’étaient tournés vers lui. Il avait déjà plus ou moins pressenti que Haven ne serait pas au rendez-vous. Ironie du sort, il lui avait lui-même fourni un moyen honorable de se défiler.
Parris annonça d’une voix calme :
— Eh bien, à ce qu’on dit, nous avons deux mille brasses d’eau sous la quille. Les Espagnols ne pourront jamais remettre leurs pattes sur leur tas d’or, sauf s’ils arrivent à descendre aussi bas !
Personne n’eut envie de rire.
Bolitho se tourna vers Parris. C’est à moi de prendre une décision. Signaler au Thor de les embarquer avec leurs prisonniers à son bord ? Ils ne disposaient plus que de la moitié de la drome, cela prendrait du temps. Saborder le galion et tous ses trésors puis s’enfuir, en espérant que le Thor parviendrait à distancer les frégates avant la tombée de la nuit ?
La victoire prenait un goût amer.
Jenour s’approcha de lui :
— Laker vient de passer, amiral.
Bolitho se tourna vers lui, ses yeux lançaient des éclairs :
— Et il est mort pour quoi ? C’est cela que vous voulez dire ? Devrons-nous tous périr par la faute de notre amiral et de son orgueil insensé ?
Mais, étonnamment, Jenour ne se laissa pas désarçonner :
— Alors, combattons, sir Richard.
Bolitho laissa tomber ses mains.
— Au nom de Dieu, Stephen, c’est bien cela que vous aviez en tête ? – et, avec un sourire grave, sa colère retombée : Mais c’est que je ne veux plus d’autres morts !
Il tourna son regard vers l’horizon. Était-ce là le spectacle dont il se souviendrait ?
— Signalez au Thor de mettre en panne. Puis faites monter les prisonniers et rassemblez-les sur le pont.
La vigie les héla :
— Ohé, du pont ! Deux frégates espagnoles et une autre voile sur leur arrière !
— Seigneur tout-puissant, murmura Parris, qui tenta de sourire, monsieur tout feu tout flamme, avez-vous envie de vous battre contre les Espagnols ?
Jenour haussa les épaules et sa main agrippa son sabre magnifique. Cela en disait plus long que tous les discours.
Allday, qui observait les officiers, essayait de deviner comment les choses avaient pu aussi mal tourner. Visiblement, ce n’était pas tant leur échec qui chagrinait Bolitho, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure ; que ce vieil Hypérion. Il n’était pas venu les rejoindre. Allday serra les dents. Si jamais ils revenaient au port, il allait s’occuper de régler le sort de ce Haven, une fois pour toutes.
Bolitho devait ressentir la même chose que lui. Voilà pourquoi il n’avait pas pris son vieux sabre. Il avait tout pressenti. Dieu seul savait à combien d’autres cela était arrivé.
Ils tournèrent tous les yeux vers la vigie de misaine, à qui personne n’avait prêté attention jusque-là, et qui criait :
— Voile dans le nordet, amiral.
Bolitho serra convulsivement les mains dans son dos. Ce nouvel arrivant leur était tombé dessus tandis qu’ils ne s’occupaient tous que de ces étranges voiles inconnues. Il ordonna :
— Stephen, grimpez là-haut ! Prenez une lunette !
Jenour n’hésita que quelques brèves secondes, comme s’il pesait la gravité et l’urgence de la situation. Puis il s’élança, se hissant main contre main dans les enfléchures de misaine pour aller rejoindre la vigie perchée tout en haut sur son inconfortable croisillon de hune.
On avait l’impression qu’il mettait une éternité. Quelques marins étaient montés dans les hunes ou, accrochés aux mains courantes, observaient cet horizon qui vous usait les yeux. Bolitho sentit une boule lui nouer la gorge : ce n’était pas l’Hypérion. Dans le cas contraire, ils auraient déjà aperçu ses mâts et ses vergues.
Jenour les appelait, on l’entendait à peine dans le fracas des poulies et le claquement des voiles.
— C’est un anglais, amiral ! Il hisse son numéro !
Parris escalada l’une des échelles de poupe et pointa sa lunette sur leurs poursuivants.
— Ils s’en vont, sir Richard. Ils ont dû l’apercevoir, eux aussi. Enfin, ajouta-t-il d’une voix pleine de dépit, pour ce que ça change, qu’ils aillent au diable !
Jenour reprit :
— C’est la Phèdre, une corvette !
Bolitho sentit que Parris se retournait pour le regarder. Cette corvette qui leur avait tant manqué avait fini par les retrouver, mais elle allait se contenter d’observer le spectacle de leur fin.
Jenour se remit à crier, hésita, reprit, mais d’une voix à peine audible :
— La Phèdre hisse un signal, amiral ! « Ennemi en vue ! »
Bolitho baissa les yeux vers le pont, aperçut une tache noirâtre, là où ce marin espagnol était mort. Ce signal allait être répété à tous les autres bâtiments. Il imaginait son vieil Hypérion, les hommes qui accouraient aux postes de combat, au son des tambours.
Parris s’exclama, mais comme s’il ne pouvait y croire :
— Les Espagnols restent au large, sir Richard ! – il s’essuya le visage, peut-être aussi les yeux. Qu’elle aille au diable, cette vieille peau ! La prochaine fois, faudrait pas attendre le dernier moment !
Mais, tandis que les huniers espagnols se noyaient dans la brume, la jolie petite corvette se rapprocha du galion et de son unique bâtiment d’escorte. Il devint bientôt évident qu’elle aussi était seule.
Ce trio assez mal assorti roulait dans la houle après avoir mis en panne. Le jeune commandant de la Phèdre vint les rejoindre à bord de son canot. Il manqua tomber en franchissant l’énorme rentré de muraille, et salua Bolitho en réprimant un large sourire.
— Où sont les autres ? demanda Bolitho en fixant le jeune homme. Mais alors, ce signal ?
Le commandant retrouva rapidement une attitude plus convenable.
— Je m’appelle Dunstan, sir Richard.
— Oui, fit Bolitho en hochant la tête. Et comment se fait-il que vous connaissiez mon nom à moi ?
Nouveau grand sourire, comme un rayon de soleil :
— J’ai eu l’honneur de servir avec vous à bord de l’Euryale, sir. Richard – et, jetant aux autres un regard d’où toute satisfaction n’était pas absente : J’étais aspirant. Je me suis souvenu de la ruse que vous aviez employée pour tromper l’ennemi… Encore que, reprit-il après une hésitation, je n’eusse nullement la certitude que cela marcherait avec moi.
Bolitho lui prit la main et la serra longuement.
— Désormais, je sais que nous remporterons.
Quand il détourna la tête, seul Allday nota l’émotion qui faisait briller ses yeux.
Allday jeta un regard à la Phèdre et à ses dix-huit canons.
Après tout. Bolitho finirait peut-être par admettre qu’il avait fait beaucoup pour les autres. Mais il en doutait.